Tuesday, September 25, 2012

Le petit chat est mort

Le petit chat est mort


Les chats tombent-ils du ciel, en tout cas des étages, à 6 heures, lorsque le fond de l'air est frais et qu'une jeune femme rentre en tricycle sur le boulevard? Deux fois par semaine Mademoiselle se rend en tricycle à son travail pour revenir, en fin de journée, sur le parcours périphérique, accélérant avec entrain, pestant, fulminant comme une Gavroche citadine rompue aux pavés de la ville.

Mademoiselle n'est jamais seule. Depuis quelques années, elle est acompagnée, à distance, par une jeune femme qui fait le chemin avec elle... en parallèle, de manière équilibriste. Elle la surveille tant bien que mal depuis le tramway!

Connaîtriez-vous le syndrome de Prader Willi? Une maladie étonnante. Elle surprend toujours géniteurs, parents, amis (au fond si rares) et surtout prit beaucoup de temps à être clairement défini à l'apparition du génôme.

Mademoiselle resta dix années sans diagnostic. Aujourd'hui, il est possible de détecter la maladie dès avant la naissance. Un cerveau de petit pois pour un corps flasque et trop rond, légumeux? Un intense, un immense besoin de tendresse, des gestes lents. Mademoiselle a bénéficié d'un Q.I. performant. Cela la sauve, lui donne intelligence et beaucoup de capacités tout en lui donnant de mesurer ses limites à dépasser, si possible.

L'insatiabilité est gargantuesque, jamais repue. Le regard semble fuyant. La démarche est lourde. Mademoiselle a réchappé de justesse au trépas ou l'after-life, c'est selon!
Quand ces enfants reviennent d'un sommeil léthal, ils en sortent forts comme de l'acier. Une sorte de souffrance lancinante, d'élan quasi irrépressible... Encore faut-il ouvrir les clés de décodage.

Les années ont passé. La gamine est devenue demoiselle. Elle a souffert. Bref, elle filait au vent sur le péripherique urbain portant une tunique, casquette, les lunettes au dessin scaphandrique engoncée dans son manteau de fourrure à manches courtes. Un look assez semblable à celui des conducteurs de voiture des Taxis de la Marne.

Mademoiselle monte. La passion du cheval, une fringale innée de connaître et de prendre soin des équidés. Une passion forte, un moteur bien plus puissant que tous les obstacles à vaincre. Dompter la faiblesse des muscles. Vaincre ses frayeurs et maîtriser ses pulsions contraires.

Elle sidéra le jury lorsqu'elle obtînt son diplôme professionnel de soigneur d'équidés. Son "mémoire" bénéficiait des techniques électroniques, des apports de l'internet. Le jury n'en croyait pas ses oreilles. Elle expliquait les maladies, les soins, l'évolution des races avec brio. Elle s'enflammait et décrivait avec panache la dignité de l'"equuus calaballus", cheval de haras ou bête de somme.

Elle n'eut jamais d'amis dans ce milieu qui hésite entre le bas du fossé et une sorte de pavé qui se voudrait hautain. Stupéfiant de la voir soulever, de son corps en élan et pourtant peu musclé, des bottes fournies de paille au bout d'une fourche pesante.

Elle ne fut jamais aidée par ses collègues de travail. Joyeuse et attendant presque chaque jour des marques de satisfaction de la part de ses "collègues" et des écuyers, elle fut mise à l'écart sans ménagement. Mademoiselle a de la constance. Son Q.I. performant est devenu un "steeple-chase" mental.

Mademoiselle a su gérer ses défaillances. Elle rencontra ceux qui furent progressivement capables de saisir le labyrinthe subtile d'une maladie hors normes. Car qui prend ainsi du poids jusqu'à étouffer de nourriture sans même pouvoir arrêter l'abreuvoir? Ou encore voler n'importe quoi. Tout peut être amélioré. Après dix ans sans diagnostic, nous savons qu'il est aujourd'hui possible d'anticiper la naissance d'un nourrisson qui pourrait naître marquée du syndrome de Prader Willi.

Il reste à maîtriser la solitude. Un besoin constant de tendresse, de reconnaissance, de respect. La dignité s'impose dans chaque être humain, à moins que l'humain dérive trop souvent vers cet instinct grégaire, toujours prêt à moquer et dénigrer.

Mademoiselle fut réprimandée pour avoir coupé les queues des chevaux de compétition hippique... Le directeur de son centre d'équidés à teneur hippique eut l'oeil rieur et perçut des capacités variées. Il réprimanda la Demoiselle, prenant le soin de l'écouter. Ce dialogue laissa la jeune fille souriante. Il y a toujours quelqu'un qui passe et confirme qu'un acte raté ou malvenu peut est transformé en des incitations à mieux faire.

Aujourd'hui Mademoiselle carrocole sur les routes. Elles est aussi championne de course et de galop! Car la pondération et le désir tenace de monter ses amis lui a donné les ailes de gagner et de concourir sans hargne.
Le soir tombe doucement. Voitures et vélos sont au rendez-vous de cette envolée de pouliches mécaniques qui déferlent dans toutes les capitales.

Mademoiselle pédale vite, comme pour se dépasser chaque jour. Il faut rentrer tôt, d'autant que c'est un jour culinaire: elle va cherche son boun-boun hebdomadaire, le mêt asiatique qu'elle déguste déjà mentalement...
Tout peut tomber du ciel. La pluie, la neige, un vent fort, oui, sans doute. Des objets volants que l'on jette de-çi de là. Mais, "enfin! c'est fou çà!", clame Mademoiselle. Il est 16 heures 53 et le petit chat est jeté depuis l'étage d'un immeuble sur le véhicule tricycle de Mademoiselle. Comme un vol de félin hors du foyer primal, le petit chat s'affaisse au pied de Mademoiselle et de son équipage.

Mademoiselle s'inquiète, se penche, crie "à l'inoui". Le petit chat est mort.

Elle saisit l'animal, trouve rapidement un vétérinaire. Le véto constate le décès devant la jeune femme scandalisée par cette situation. Il lui dit qu'il porter plainte puisque le petit chat est mort après un vol au-dessus d'une nidation circulatoire urbaine. Le dialogue est bref. Mademoiselle laisse le chat à la morgue vétérinaire et s'empresse d'aller porter plainte pour meurtre du minou.

Le petit chat est mort. Mademoiselle argumente avec la Police pour savoir ce que les forces de sécurité peuvent faire pour capturer le meurtrier. Mademoiselle constate alors que sa prostestation ne mène nulle part.

Et pourtant! Il y a bien plus que de la décence dans la réaction de Mademoiselle. Il y a de l'humain. Il n'est pas question d'ergoter sur les niveaux d'humanité. Mademoiselle a réagi ainsi parce qu'elle a perçu alors un sursaut d'irrespect pour ce que nous sommes tous.

Le petit chat est mort. Il y avait du mépris dans les "chiens crevés" qui désignèrent longtemps les "faits divers" et préludaient tout bonnement à la presse people, les paparazzi, la gloriole fade et d'apparence sans teint.
La vie de Mademoiselle est tellement tissée de rebonds sur refus, rejets. Elle perce constamment l'épaisseur profonde des autres aiguisés à l'ignorer sinon moquer ce qu'elle fait. Elle a réagi en portant le petit chat moribond aux représentants sanitaires et légaux de la société et cela ouvre sur un autre regard.

Mademoiselle a eu un réflexe de respect de la vie et de la créature. Au fond, un passant aurait reçu le même chaton sur la tête... il serait éventuellement allé à la pharmacie pour soigner son chef. Ou bien le promeneur d'un soir aurait pensé que le monde est vraiment fou. On n'est plus en sécurité nulle part.

Prendre un chat agonisant dans ses bras déjà rompus à l'effort. Elle l'a fait en raison de sa conscience à aimer et respecter. Dans l'enfermement global du handicap, de la maladie, ces êtres sont rivés à l'essentiel, à autrui, en particulier ceux qui sont blessés ou assassinés sans raison.

Le judaïsme parvient au Jour du Grand Pardon. Il précise que les sept Lois noachiques s'appliquent à tous être vivants. Ce sont les commandements d' 1) d'établir des tribunaux dans chaque ville, 2) l'interdiction de blasphémer, 3) de pratiquer l'idolâtrie, 4) les unions illicites, 5) le meurtre, 6) le vol et 7) d'arracher  et de manger le membre d'un animal vivant. (Livre des Jubilés, 7,21).

La décision du Concile de Jérusalem (ce fut plutôt un synode local non compté dans la liste finale des conciles bien qu'il constitua une réunion fondratrice de la communauté chrétienne) en 49/52 - les dates varient - amena le premier évêque Jacques de la Ville Sainte à préciser aux Gentils, les non-Juifs, qu'ils étaient tenus de respecter ces règles-sources de vie.

Si l'on ne fait pas de confusion entre les Sacrements des Eglises issue de l'Empire Romain (catholiques et orthodoxes), les Lois noachiques sont reprises en force aujourd'hui dans l'Etat d'Israël tandis que l'Eglise y porte moins d'attention.

Et Mademoiselle? Elle est à la croisée de ces héritages. Le commandement de ne pas arracher un membre à un animal vivant ne pouvant répondre à une agression, affirme le respect du règne animal, des animaux domestiques. Domestiqués, il ne sont plus aptes à trouver seul leur pitance. Dans les familles juives, la famille nourrit les bêtes et bestioles de la maisonée avant de passer à table... et non par la fenêtre.

Les Actes des Apôtres (20, 25-29) omettent deux commandements: 1) celui d'établir des tribunaux et de rendre la justice et 2) d'arracher le membre à un animal. Il faut alors souligner que pour le Chrétien, dès la primitive Eglise, le corps de Jésus supplicié sur la Croix représente l'Agneau immolé tandis que la Croix est dépassée par le jugement divin.

Il est dès lors tellement curieux que les croyants se soient égarés à écarteler les coupables pour leur faire avouer des crimes tout en maintenant des cours de justice sous des chênes ou dans des bâtiments officiels.
Mademoiselle reprit son tricycle pestant de tous les mots d'oiseaux contre le chauffards de la route.
Le petit chat est mort dans un chant du cygne dédié à une Demoiselle.

Archiprêtre Alexandre Winogradsky Frenkel

Jérusalem
Tishri 9, 5773 - September 12/25, 2012/5721 - Dhul-Qi-Dah 9, 1433